L’autisme durant l’antiquité
- Julie BOUCHONVILLE
Suite à notre article de la semaine passée, où nous avons démarré une enquête sur l’autisme à travers les âges, quittons la préhistoire pour entrer dans l’histoire.
L’autisme à l’antiquité[1]
Comme je l’ai mentionné la semaine dernière déjà, il est raisonnable de supposer que l’autisme s’est développé en même temps que l’humanité, et que nous étions déjà là lorsque nos ancêtres se sont mis à s’organiser en sociétés, prendre des notes, construire des pyramides et inventer la géométrie. Bien sûr, le terme n’existait pas, aussi trouver des traces est toujours délicat puisque cela implique de diagnostiquer un individu, dont on lit la description, a posteriori et sur base d’un témoignage aussi succinct que biaisé.
Socrate, par exemple, est un bon candidat à l’autisme : on sait qu’il s’agissait d’une personne n’ayant que peu de considération pour les hiérarchies et les normes sociales, qui exerçait son activité de philosophe gratuitement[2], et considérait acceptable d’aborder les gens dans la rue pour leur poser des questions agaçantes afin qu’ils réalisent des vérités jusqu’alors cachées. Si mon lecteur se dit que c’est un peu léger, je ne peux qu’approuver, mais hélas la plupart des nos traces antiques sont de cet acabit. Or, avec peu de personnes confirmées comme autistes, difficile de savoir comment elles étaient traitées au juste. Il va nous falloir ratisser un peu plus large.
La perception de l’autisme et du handicap antique
Bien que cette approche semble très contemporaine, il semblerait que l’autisme n’ait pas fait partie de ce que les peuples antiques percevaient comme la maladie mentale/neurologique, mais ait plutôt été perçu comme une forme de personnalité. On retrouve des traces, en Mésopotamie ou en Égypte par exemple, de patients qui souffraient d’hallucinations, d’épilepsie ou d’épisodes psychotiques, et même de choses plus subtiles comme l’anxiété ou la dépression. Des formes plus ou moins efficaces de traitement existaient pour ces pathologies, et elles étaient intégrées dans une démarche censée leur donner une signification : les hallucinations recelaient un message caché, telle divinité était responsable de tel symptôme[3], etc. L’autisme, en revanche, ne semblait pas attirer l’attention ou nécessiter d’intervention.
Le handicap au sens large était pour ainsi dire la norme dans le monde antique : le labeur physique intense était courant, les sociétés concernées ont toutes traversé des périodes où elles étaient en guerre semi-permanente[4], les nombreuses maladies pouvaient laisser des séquelles, la moindre fracture mal réduite garantissait une perte de mobilité, etc. C’est une réalité qu’on ignore parfois, surtout quand on est abreuvé d’art antique où les corps représentés sont presque toujours sains[5], mais si l’on en croit les sources objectives[6], le handicap physique était partout.
Une série de tombes[7] de l’âge du Bronze nous donne un ordre d’idée : sur onze individus examinés, tous souffraient d’une pathologie osseuse ou d’une autre, allant de la périostite chronique[8] à l’ostéomyélite[9] en passant par la bonne vieille fracture mal soignée impactant la mobilité[10]. L’un d’entre eux souffrait d’arthrose de la colonne vertébrale, une pathologie douloureuse et entraînant elle aussi une perte de mobilité.
Ces gens, rappelons-le, ne coulaient pas leurs jours en retrait de la société ou même dans un environnement calme où ils prenaient soin de leur santé : ils vivaient au sein d’une garnison militaire et plusieurs d’entre eux étaient habilités au combat. Ceci ne veut pas dire, pour autant, que les civils étaient mieux lotis. Dans un autre examen détaillé de squelettes[11], une famille aisée originaire de Pompéi et morte en 79 est étudiée. Chacun des squelettes complets[12] témoigne d’un individu ayant souffert d’une pathologie, de la spina bifida[13] à l’arthrite en passant par un torticolis chronique qui devait affecter sévèrement la posture de la personne.
Même en considérant ces échantillons comme biaisés, il nous faut garder à l’esprit que nous ne pouvons observer les traces que des pathologies ayant laissé des traces musculo-squelettiques sur les corps antiques. La surdité, la cécité, le mutisme, le trouble de l’attention et, bien sûr, l’autisme, pour ne citer que ceux-là, ne sont pas visibles pour les anthropologistes. Il nous faut nous rendre à l’évidence : un adulte en pleine santé, dans les sociétés antiques, était peu ou prou une anomalie. Les processus légaux s’y adaptaient autant que possible[14], les malformations physiques semblent même avoir été célébrées comme une bénédiction divine dans l’Égypte de l’Ancien Empire[15], et les personnes autistes sortaient peut-être encore moins du lot à l’époque que de nos jours. De manière assez inattendue pour des sociétés ayant produit autant d’art axé sur la beauté du corps parfait, il semblerait qu’il y ait eu une moins grande propension au santéisme[16] que de nos jours, peut-être simplement parce que personne n’était complètement en bonne santé, et de ce fait, les déviations par rapport à une norme idéalisée étaient beaucoup plus tolérées.
Enfin, dans un monde préindustriel et ce même au cœur du tissu urbain, ce n’étaient pas les tâches répétitives et calmes qui manquaient. Je pense qu’on peut là encore affirmer que les autistes ne s’en sortaient pas plus mal que les autres.
Les autistes étaient-ils appréciés dans l’antiquité ?
Dans un article pour Psychology Today[17], John Elder Robison propose la théorie selon laquelle les autistes pouvaient avoir une valeur toute particulière pour leurs communautés voire leurs gouvernements, et ce en raison de leur habileté à détecter certains motifs dans le monde autour d’eux. Plus précisément, Robison suggère que ceux d’entre nous capables de « voir », faute d’un meilleur mot, les motifs dans le temps qui passe, étaient particulièrement utiles, car capables d’établir et tenir des calendriers, prédire des marées, suivre des mouvements astronomiques complexes sur des périodes allant jusqu’à plusieurs décennies, etc.
Nos calendriers contemporains sont, somme toute, très simples par rapport à certains équivalents antiques, aussi un observateur moderne peut avoir du mal à comprendre en quoi connaître la date requiert un expert. Si l’on se penche brièvement sur le calendrier Maya[18], et je me contenterai ici de paraphraser Wikipédia parce que je ne suis pas du tout douée pour les dates, on comprend qu’un calendrier peut être incroyablement poussé. Celui-ci en particulier fonctionnait sur cinq plans simultanés. Il fallait pouvoir suivre et synchroniser :
– l’année religieuse non numérotée, le tzolk’in, cycle de treize fois vingt jours (soit 260 jours)
– l’année civile non numérotée, le haab, cycle de dix-huit mois de vingt jours, plus cinq jours n’appartenant à aucun mois (soit 365) (qui se synchronisait avec le calendrier tzolk’in tous les cinquante -deux ans)
– le compte long[19], un décompte depuis la date précise de la création du monde, qui permettait de placer n’importe quel évènement dans les deux cycles haab et tzolk’in, et dont les jours étaient eux-mêmes regroupés en cycles pour rendre les calculs plus manipulables
– le cycle vénusien, basé sur les observations de Vénus au lever et au coucher du soleil
– le cycle lunaire, basé sur les phases de notre lune
On comprend que dans ce contexte, quand un haut dirigeant expliquait vouloir prévoir la prochaine grande célébration lors d’une pleine lune qui tomberait le premier jour d’un mois religieux, un jour pair du compte long et pas pendant que Vénus était en phase descendante, en sachant que j’ai épargné à mon lecteur le fait que chacun des mois et groupes de jours avait aussi ses divinités tutélaires qui jouaient des rôles importants, eh bien, il fallait sans doute une personne autiste pour pouvoir lui répondre rapidement.
J’achèverai ici mon article du jour, et que mon lecteur se rassure : la semaine prochaine, nous n’aurons toujours pas de témoignages anciens décrivant directement une personne autiste, mais nous commencerons à nous en rapprocher.
[1]Je considérerai ici l’antiquité égyptienne, grecque et romaine sauf mention du contraire.
[2]Très étrange pour l’époque.
[3]On notera que l’idée d’une divinité, ou entité aux pouvoirs notables, qui serait responsable de symptômes et dont il faudrait s’attirer les faveurs ou du moins l’accord pour guérir, est hautement compatible avec la psyché humaine. Le concept a existé depuis l’antiquité jusqu’à, en Europe, passé la Renaissance, quand la médecine d’observation a connu un renouveau.
[4]Notons que chacune des régions concernées a fonctionné avec plusieurs systèmes : parfois le gouvernement avait sa propre armée, avec des soldats de métier, ce qui diminuait le risque pour les citoyens au sens large d’être blessés à la guerre, et parfois les soldats étaient recrutés parmi d’autres corps de métier spécifiquement en temps de guerre.
[5]Voire dans une exagération de leur perfection.
[6]C’est à dire les restes humains.
[7]https://www.persee.fr/doc/mom_0766-0510_1990_rpm_18_1_1753 Douze squelettes retrouvés à Failaka, dans le golfe persique, datés du premier au troisième siècle avant notre ère. Vers cette époque, l’île était occupée par une garnison militaire. Certaines des tombes sont individuelles, et l’une est commune à sept individus : il n’est pas incohérent de penser que ces personnes, de leur vivant, occupaient des positions sociales différentes. Certaines ont pu être des soldats, mais une garnison militaire emploie également des diplomates, des secrétaires, du personnel de cuisine, etc.
[8]Une inflammation douloureuse de l’enveloppe de tissu entourant les os, le périoste, qui pour qu’elle laisse ses traces sur les os en eux-mêmes devait être sévère.
[9]Une infection du tissu osseux en lui-même, entraînant une perte de masse osseuse, une fragilisation de l’os et, dans un contexte antique, des douleurs handicapantes. Sans traitement antibiotique, l’infection peut se répandre dans tout l’organisme et mener au décès. On notera que ces individus en particulier ont probablement été exécutés ou tués au combat ; ce n’est pas l’infection qui a fini par gagner.
[10]Si j’en crois ma source, il n’était pas courant pour la culture de l’époque d’immobiliser un membre fracturé, même les attelles n’étaient pas bien vues car suspectées d’être dangereuses pour la santé du patient. Le résultat est que les fractures se ressoudaient souvent un peu de travers.
[11]https://www.academia.edu/31159955/Skeletal_material_from_the_house_of_C_iulius_polybius_in_Pompeii_79_AD
[12]Complets ou presque ; certains se résument à quelques os seulement, c’est ceux-là que je retire de ma très brève étude.
[13]Une malformation de la colonne vertébrale entraînant des troubles neurologiques et/ou moteurs.
[14]https://en.wikipedia.org/wiki/Disability_in_ancient_Rome#attitude_towards_disabled_people
[15]https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC6489160/#:~:text=All%20classes%20of%20people%20with,a%20blessing%20from%20the%20gods.
[16]Le santéisme est un terme désignant une injonction à la bonne santé perçue ici dans un contexte de pureté, de réussite. C’est un ensemble de croyances qui veut que non seulement tout le monde veut et doit être en bonne santé, mais aussi que la santé est avant tout une affaire de responsabilité individuelle, et donc suggère que les personnes malades ou perçues comme telles n’ont pas fait assez d’efforts.
[17]https://www.psychologytoday.com/us/blog/my-life-aspergers/201602/were-the-timekeepers-the-ancient-world-autistic#:~:text=York%20University%20archaeologist%20Penny%20Spikins,genome%20some%20100%2C000%20years%20ago.