Qu'est-ce qu'un autiste de haut niveau ?
- Julie BOUCHONVILLE
En ce mois de la sensibilisation à l’autisme, je propose à mon lecteur d’aborder quelques « gros sujets », des mastodontes qui reviennent souvent dans les conversations ou sont sources d’interrogation. Celui d’aujourd’hui se qualifie ainsi à tous points de vue.
Certaines personnes aiment classer l’autisme selon des niveaux de fonctionnement. Un autiste de haut niveau est censé être plus fonctionnel qu’un autiste de bas niveau, avoir besoin de moins d’aide, pouvoir mieux « s’en sortir ». Mais plusieurs problèmes existent avec cette distinction : d’abord parce qu’elle ne prend pas en compte les spécificités de chacun et se révèle donc être un outil manquant de subtilité. Ensuite, parce qu’elle crée une sorte de hiérarchie au sein des autistes. Enfin, parce qu’elle est validiste[1].
Penchons-nous sur la question des niveaux d’autisme et sur ce que nous pouvons utiliser à la place.
A quoi sert la notion de niveaux d’autisme ?
Pas juste à savoir qui est l’autiste avec le plus d’expérience et d’accomplissements lors des réunions d’autistes, apparemment. Elle est d’ailleurs construite dans l’autre sens : l’autiste avec le plus haut niveau à l’heure actuelle est celui qui ressemble le plus à un neurotypique, ce qui n’a aucune logique.
Les niveaux d’autisme sont censés être une méthode pour donner un ordre d’idée des besoins d’une personne et des défis qu’elle rencontre. C’est une manière polie de dire si quelqu’un est « très atteint » ou si « ça va quand même », et pas grand-chose de plus si on doit être honnête. Il en va de même pour l’autre échelle de distinction parfois utilisée, qui découpe le spectre autistique en section sévère, moyenne[2] et légère.
Ces distinctions viennent sans doute d’une bonne intention : il est utile de pouvoir, sans trop entrer dans le détail, déterminer si la personne à qui l’on parle va comprendre certains termes de vocabulaire, peut prendre le bus seule, a besoin d’aide pour se rendre aux toilettes, et si le projet qu’on va construire avec elle va avoir pour objectif de la faire progresser dans la hiérarchie de son entreprise ou de l’aider à apprendre à traverser la rue en toute sûreté.
Je pense qu’il est utile de développer un vocabulaire pour transmettre rapidement ces données, parce que se faire une idée générale avant d’entrer dans le détail est toujours utile. Mon objectif n’est pas de dire que les raccourcis ne peuvent exister. Il est, en revanche, de souligner que les raccourcis qui sont en circulation à l’heure actuelle ne remplissent pas leur objectif.
Les niveaux d’autisme sont-ils imprécis ?
Puisqu’on parle de niveaux, cher lecteur, jouons à un jeu ! Pour les personnes suivantes[3], pourrez-vous deviner quel est leur niveau d’autisme ?
- Ananas est un homme autiste très anxieux. Il n’ose pas cuisiner pour lui-même de peur de déclencher un incendie aussi il dépend de ses proches pour sa nourriture – qu’il mange froide le plus souvent, ayant peur de réchauffer ses plats. Son anxiété fait qu’il a du mal à sortir de chez lui aussi son travail et l’organisation de son domicile tournent autour de cet impératif. Ananas trouve beaucoup de plaisir dans la consommation de médias et sa manière de s’exprimer inclut énormément d’écholalie basée sur les répliques de films, de séries et de jeux vidéo. Cela aussi a un impact sur sa vie professionnelle, de même que le fait qu’il ne sache pas conduire et sa sensibilité élevée à certains stimulus sensoriels.
- Banane est une femme autiste. Elle a plusieurs amis fidèles qu’elle a rencontrés pendant sa scolarité et c’est aussi une artiste qui commence à se faire connaître. Ses illustrations lui fournissent une source de revenus grandissante. Elle vit en colocation et envisage d’emménager avec sa petite amie dans un futur proche. Elle a récemment commencé à suivre une formation pour travailler dans le domaine de l’édition et ses notes sont excellentes. Elle se définit comme une personne optimiste et enthousiaste, ce que son entourage confirme.
- Kiwi est un homme autiste mais aussi un mari dévoué et un expert dans son domaine professionnel. Ses collègues apprécient son humour décalé et son efficacité à résoudre les tâches qui lui sont confiées. Il gagne bien sa vie et est épanoui dans son travail, assez sûr de lui pour changer de firme lorsque le besoin s’en fait sentir, assez humble pour accepter la critique. Chez lui, il participe à la vie quotidienne et tient à ce que sa partenaire ne porte pas la charge mentale de toute leur famille comme cela est le cas dans d’autres couples. Passionné de stratégie, il possède de nombreux jeux de plateau et de cartes et aime recevoir des amis pour essayer de nouveaux jeux. Ses amis et sa famille aiment sa bienveillance et sa générosité.
- Pastèque est une femme dont le quotidien est très affecté par plusieurs aspects de l’autisme. Elle a du mal à se rappeler de toutes les choses qu’elle doit faire et dépend de ses proches ou d’alarmes sur son téléphone pour penser à boire, manger ou se rendre aux toilettes. Elle note toutes ses tâches quotidiennes de peur de les oublier. Elle est facilement confuse dans un environnement qui ne lui est pas familier et a besoin qu’on l’accompagne dans ses trajets. Le fait qu’elle parle toute seule pour maintenir sa concentration lui a déjà valu de la violence verbale de la part d’inconnus. Elle peut travailler dans un environnement approprié mais la fatigue que cela lui occasionne fait qu’un temps partiel représente le maximum des efforts qu’elle puisse fournir.
Bien sûr, il y a un plot twist : Ananas et Kiwi sont la même personne. Tout comme Banane et Pastèque.
Alors, haut niveau ? Bas niveau ? Ou on arrête de ranger les humains dans des distinctions binaires imprécises ?
La hiérarchisation de l’autisme
Les niveaux d’autisme ne sont pas seulement trop simples pour être utiles. Ils créent aussi une hiérarchie des autistes dont on se serait tous bien passés. « Haut niveau » sonnera toujours mieux que « bas niveau » et rien que cela est en soi un peu validiste. « Haut niveau » est associé aux génies autistes, aux personnes pas très adroites socialement ou pour attacher leurs lacets mais brillantes dans d’autres domaines, toujours capables de parler avec leur bouche[4], au QI qui tend à avoir de hauts scores. « Bas niveau », en revanche, est associé à tout ce qui peut faire peur dans l’autisme : l’incontinence, les difficultés à parler avec sa bouche, le QI faible, les difficultés à fonctionner au quotidien, etc. Si l’on avait choisi des mots un peu plus neutres en terme de charge émotionnelle je suppose que le problème ne serait pas aussi marqué, mais en l’état actuel des choses ce clivage a vraiment des allures de « génies incompris vs idiots qui bavent », et je pense parler au nom de tous en disant que c’est inacceptable.
Faut-il le rappeler ? Notre valeur en tant qu’individus ne dépend pas de notre intelligence, de notre capacité à travailler ou à parler, de notre contrôle de nos fonctions physiques.
Que peut-on utiliser à la place des niveaux d’autisme ?
Souvent, les abus de langage et les « problèmes » du langage viennent qu’on dit une chose pour en signifier une autre. Par exemple, dire « toutes les femmes doivent prêter attention à X » quand on veut vraiment dire « toutes les personnes qui ont un utérus doivent prêter attention à X » est un raccourci courant mais imprécis. On inclut de nombreuses femmes qui, pour des raisons les concernant, n’ont pas ou plus d’utérus, et on exclut les personnes non-binaires et les hommes qui en ont un.
Un exemple bizarre pour dire que les raccourcis ont leur utilité mais qu’ils doivent rester pertinents, sinon ils nous desservent.
Pour donner une vue d’ensemble du profil d’une personne, je pense qu’il est préférable de passer en revue différents aspects de son quotidien. Si je reprends l’exemple de Kiwi/Ananas, l’homme marié et très anxieux, il pourrait se présenter rapidement à un nouveau médecin en disant quelque chose comme ceci : « J’ai besoin d’aide dans certaines tâches quotidiennes et pour gérer mon anxiété qui est mon plus gros problème, je peux parler avec ma bouche, je n’ai pas de problèmes pour me repérer et j’ai un métier dans lequel j’ai besoin d’un minimum d’accommodations. Mon QI est normal, j’ai beaucoup d’écholalie mais ça ne gêne pas ma vie sociale. »
OK, j’admets que c’est beaucoup plus long que « haut/bas niveau », mais au moins on voit où on en est ! J’encourage mon lecteur à s’entraîner à dresser son propre profil et/ou celui des personnes autistes qu’il connaît. Voici les différents aspects qui me semblent importants à mentionner :
- QI normal ou faible
- Facilité à s’exprimer[5]
- Besoin d’aide pour les tâches du quotidien (l’hygiène, l’intendance avec la gestion des courses et la cuisine, le soin aux animaux de compagnie, la gestion de l’administratif, les déplacements hors du domicile, ...)
- Vie sociale (qui va des relations qu’on entretient avec le boulanger du coin à la vie amoureuse en passant par la capacité à se faire des amis)
- Vie professionnelle
Le but est juste de transmettre où la personne en est pour chaque domaine, et si cela lui convient. Quelqu’un qui gère son quotidien avec un million de post-it et d’alarmes sur son portable peut considérer qu’elle est très satisfaite ou sentir qu’elle peine à s’en sortir : ce qui compte ici est son appréciation de la situation. De même que quelqu’un qui doit fournir des efforts surhumains pour garder son job a en fait beaucoup plus besoin d’aide que quelqu’un qui sait qu’il ne peut travailler qu’à temps partiel et qui s’en sort financièrement en faisant de la sorte.
En conclusion
Un jour, dans le canal de conversation d’un jeu vidéo, quelqu’un a dit à l’un de mes amis que « dans la rue il n’y a pas de niveau ». Il faut croire que la sagesse peut survenir de n’importe où.
Laissons les niveaux derrière nous et n’ayons pas peur de dire clairement ce qui était de toute façon notre intention : nous sommes des humains, des animaux complexes, nous pouvons être très doués pour certaines choses et avoir besoin de tonnes d’aide dans d’autres domaines. Verbalisons cela. Abolissons l’idée qu’une étiquette binaire peut qualifier quiconque.
Et si mon lecteur a une autre idée de système pour pouvoir présenter rapidement le profil d’une personne autiste à quelqu’un ne la connaissant pas, je serai ravie de lire sa proposition en commentaire !
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[1]Le validisme ou capacitisme, c’est la discrimination envers les personnes vivant avec un handicap, un trouble ou quoi que ce soit qui est perçu comme tel.
[2]Plus rarement utilisée en France, j’ai surtout vu la notion d’autisme de niveau « moyen » dans les contenus anglo-saxons. En France on utilise en majorité « sévère » et « léger ».
[3]Toutes inspirées de personnes réelles mais anonymisées en mélangeant les détails.
[4]J’ai décidé d’utiliser cette formulation pour faire la distinction que je faisais autrefois entre personne verbale et non-verbale. Il m’a semblé injuste de qualifier de « non-verbal » quelqu’un qui s’exprime pourtant très clairement, et en respectant des règles de grammaire encore bien, par exemple en signant ou en écrivant sur un clavier.
[5]Quelqu’un qui se fait très bien comprendre en écrivant sur un clavier n’a pas besoin d’aide à ce niveau après tout, s’il est content de passer par cet intermédiaire