Une brève histoire de l’autisme
- Julie BOUCHONVILLE
Il est probable que l’autisme existe depuis qu’il y a des humains, et notre compréhension comme notre perception de ce neurotype ont évolué avec les temps, les dogmes, les connaissances acquises, etc. Tâchons, avec cette série d’articles, de nous livrer à une rétrospective aussi complète que possible — en sachant qu’il serait sans doute possible d’écrire tout un bouquin sur la question, et qu’il me faudra de fait tailler dans le vif des détails partagés.
Je démarrerai cette série avec un examen des connaissances portant sur la préhistoire et ce qui l’a précédée.
Y avait-il des autistes à la préhistoire et avant[1] ?
C’est probable. Difficile de le prouver, tout comme de prouver le contraire, et personne ne s’est encore fossilisé à côté d’une rangée de pierres alignées selon leur taille.
On ignore si les animaux non humains peuvent être autistes : à ce stade, le mieux que l’on peut affirmer est que plusieurs espèces présentent des variations, d’un individu à l’autre, en termes de sociabilité, de tolérance aux stimulus sensoriels, et de tendance aux comportements stéréotypés. L’autisme étant une manière pour le cerveau de fonctionner, et ces animaux ne pouvant pas nous expliquer comment ils ressentent ce qui leur arrive (ni discuter avec leurs pairs pour déterminer des différences dans le traitement des expériences et des informations), nous ne pouvons pas affirmer que des animaux comme de grands primates ou d’autres espèces du genre Homo[2] peuvent être, ou ont pu être, autistes.
Nous ne pouvons pas non plus proclamer que l’autisme est un développement récent, et il semblerait assez logique de penser que ce neurotype est un effet secondaire de l’évolution[3], à défaut d’être sa ligne d’arrivée. Certains archéologues considèrent des traces archéologiques trahissant une grande minutie et une bonne mémoire visuelle comme les indices d’une présence autiste, ce qui est flatteur et plaisant à imaginer, mais loin d’être un élément définitif. Certains traits génétiques, liés à l’autisme, sont vieux de plusieurs centaines de milliers d’années, d’autres même, sont communs à nos cousins les grands singes[4], mais l’on sait que l’autisme est multifactoriel et ne se limite pas à quelques gènes.
Il nous faudra donc garder une part de sain scepticisme lorsque nous lirons les théories qui suivent, parce que toutes nos preuves sont au mieux circonstancielles.
Comment les autistes étaient-ils traités dans les sociétés préhistoriques ?
Si l’on admet notre existence préhistorique, dans un monde où la détection de motifs et de séquence d’évènements représentait un avantage, et où les choses les plus stimulantes qui puissent se produire se résumaient à des phénomènes naturels, je ne peux m’empêcher de penser que nous autres autistes étions sûrement considérés comme utiles par nos familles, et moins susceptibles de nous effondrer en fin de journée. Michael Fitzgerald, professeur de psychiatrie au Trinity College, a déclaré (en plaisantant) que « les personnes autistes ont instigué l’entièreté de l’évolution humaine. Sans elles, la race humaine serait encore occupée à discuter dans des grottes. »[5]
Nous savons que les protohumains avaient tendance à prendre soin de leurs proches même quand ceux-ci étaient blessés ou handicapés, comme le fossile Cranium 14 de Sima de los Huescos[6], dit « Benjamina », le suggère[7] : un enfant né avec une pathologie crânienne grave ayant entraîné des troubles du développement cérébral, qui a vécu jusqu’à ses dix ans, chose qui aurait été impossible sans la décision active de s’occuper de lui alors même qu’il n’était sans doute que peu utile à son groupe. Ce n’est bien sûr qu’un individu, mais l’existence de ce fossile et d'autres traces similaires, traduisant une compassion préhistorique[8], laissent à penser que l’image d’une société ancienne uniformément dure et froide envers ses propres membres, pourtant répandue, est erronée[9].
Le Dr Penny Spikins, une archéologue de l’université de York spécialisée dans les petits groupes d’humains préhistoriques et l’évolution des dynamiques sociales et cognitives au sein de ces petits groupes, mentionne dans ses travaux avec Barry Wright[10] la théorie selon laquelle de nombreux exemples d’art rupestre pourraient avoir pour auteurs et autrices des personnes autistes. Le souci du détail et de réalisme évident dans certaines peintures, produites sans modèle, mais de mémoire ; la représentation de parties de corps animaux détachées d’un tout[11] ,et l’aisance à distinguer plusieurs animaux représentés en surimposition[12] sont des traits communs à beaucoup d’artistes autistes, et que l’on retrouve chez certains artistes préhistoriques. Cela ne signifie pas non plus que tous les peintres rupestres étaient autistes, ni que seules des personnes autistes auraient pu produire ces représentations animales détaillées, mais c’est une théorie valable[13].
Dr Spikins toujours, dans « The Stone Age origins of autism » [14], postule que les personnes autistes auraient pu se rendre utiles à leurs groupes via des talents liés aux particularités de l’autisme : précision dans la création et le perfectionnement d’outils, prédictions météorologiques basées sur l’observation, approches logistiques de la chasse basées sur l’ethnologie animale, sens aigu de la justice et des conséquences pouvant avoir aidé à la résolution de conflit et/ou à la mise en place de systèmes légaux prototypiques[15], etc. Elle va plus loin en se basant sur le témoignage de Dawn Prince[16] pour théoriser qu’un groupe humain se retrouve plus résilient dès lors qu’il est composé d’individus aux neurotypes, et donc aux relations, variés.
Elle note que l’autisme ne vient pas qu’avec des avantages, mais qu’un équilibre entre différents neurotypes au sein d’un groupe, où les autistes travaillent à l’excellence technique et logistique ainsi qu’au maintien de l’équité sans que les allégeances personnelles ne s’en mêlent trop, et où les non-autistes sont ainsi soutenus et canalisés, bien que caricatural, est optimal.
Tout cela pour dire : il n’y a pas de raison de croire que nous n’existions pas, et si nous existions déjà, notre inclusion au sein des groupes préhistoriques était sans doute hétérogène et dépendante de multiples facteurs. Sans doute que certains autistes ont été abandonnés dans les bois. Sans doute que d’autres ont vécu de longues[17] vies satisfaisantes.
La semaine prochaine, nous aborderons la question de l’autisme dans l’antiquité occidentale.
[1]Pour cet article, ma date de début de la préhistoire sera l’apparition du genre Homo, soit à la louche il y a 3 millions d’années. Je considérerai les autres genres constituant les Homininas, comme Australopithequs ou Sahelanthropus, comme antérieurs la préhistoire. La limite entre paléontologie et archéologie n’a pas énormément de sens, mais il faut bien la tracer quelque part.
[2]Homo neanderthalensis, Homo habilis, Homo floresiensis, etc., nous avons eu de nombreux cousins et grands-parents.
[3]Selon une étude parue dans Nature en 2016, « Emergence of a Homo sapiens-specific gene family and chromosome
16p11.2 CNV susceptibility », environ 1 % des cas d’autisme sont liés au dédoublement d’une région génétique assez précise. Posséder plusieurs copies de cette famille de gènes fournirait un avantage dans le métabolisme du fer. Bien sûr, nous savons que l’autisme est multi-factoriel, mais sans doute qu’un mécanisme de ce type a joué plusieurs fois le même rôle : une mutation fournit un avantage, elle se propage parmi la population, et certes, elle a plusieurs effets secondaires, mais aucun qui ne soit assez problématique pour compenser le coup de pouce ainsi accordé.
[4]https://medicalxpress.com/news/2014-02-identification-gene-joint-attention-chimpanzees.html
[5]https://www.sapiens.org/biology/autism-human-evolution/ : l’article référence une interview qui ne semble plus être en ligne.
[6]https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/19332773/
[7]Ce n’est ici qu’un exemple parmi d’autres.
[8]https://journals.openedition.org/etnografica/4734
[9]N’importe quelle image d’une société préhistorique uniforme est, techniquement, erronée. On parle de plusieurs espèces peuplant plusieurs continents pendant plusieurs centaines de milliers d’années, tout cela répartis en groupes qui avaient des contacts limités entre eux. Comment un quelconque comportement culturel pourrait-il être uniformément répandu ?
[10]https://www.academia.edu/37179040/The_Prehistory_of_Autism
[11]On pourrait arguer que dessiner des jambes de bison sans le restant du bison est juste un exercice pour améliorer ses capacités à dessiner des jambes de bison, ceci dit.
[12]Un mot sur cela : beaucoup de peintures rupestres d’animaux comportent des sections où le même animal est représenté plusieurs fois dans des poses variables, et parfois ces représentations se chevauchent, c’est à dire, sont au moins partiellement « l’une sur l’autre » (surimposées). Une théorie qui semble née en 2015 serait que ces peintures, lorsqu’elles sont vues dans les conditions où elles ont été créées, c’est à dire avec un éclairage chaud et vacillant comme une torche ou un brasier, donnent, grâce aux représentations multiples et proches mais pas identiques, une sorte d’illusion de mouvement. C’est une explication intéressante, et très plausible, mais je pense qu’elle peut coexister avec celle qui veut que pour une personne autiste, il n’est pas très difficile de distinguer trois dessins de lion les uns des autres, chevauchement ou pas, et qu’un artiste autiste n’aurait pas forcément vu l’intérêt de se décaler d’un mètre pour que son œuvre soit plus lisible. S’il est déjà difficile de deviner les motivations de nos contemporains, celles de nos cousins d’il y a 10 000 ans sont encore plus floues.
[13]Elle ne fait pas l’unanimité. Cet article, par exemple, https://www.academia.edu/956384/Autistic_Spectrum_Disorder_in_Prehistory_2011_, suggère que l’usage de la couleur et l’utilisation de motifs abstraits sont des traits notablement différents des productions autistes contemporaines. L’auteur semble avoir une vision très pathologisante de l’autisme, ceci dit, aussi peut-être ses biais personnels s’expriment-ils dans ses hypothèses.
[14]https://www.intechopen.com/chapters/43239
[15]Anecdote : l’autrice mentionne que dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs contemporaines, les règles qui régissent le partage des ressources et les échanges commerciaux sont complexes et strictes à la fois afin d’assurer une équité aussi parfaite que possible. Elle décrit un système de partage de la viande des animaux tués pratiqué par les Inuits Netsilik du Canada qui, honnêtement, ne peut qu’avoir été inventé par des autistes tant il est précis.
[16]https://anthrosource.onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/j.1548-1352.2009.01081.x
[17]Enfin, jusqu’à la quarantaine, cela reste un monde sans vaccin et avec des ours des cavernes.